INSOLITE : visite de l'expo par Philippe CHARVEIN

L’insolite, ce fait inattendu qui, soudain, entre dans notre champ de vision, nous obligeant, ainsi, à le prendre en considération ; à nous interroger sur sa signification, sa portée...Ce fait qui nous surprend, nous amuse ou nous ébranle dans le secret de nos certitudes.

Voilà̀ précisément ce à quoi nous sommes conviés par les artistes rassemblés dans le cadre de cette exposition se déroulant au Créole Arts Café : nous confronter à l’insolite, à cette multitude d’évènements aussi surprenants que signifiants, sollicitant notre regard et nous incitant à nous interroger sur notre propre humanité, notre place dans la Nature et le monde.

Les lignes qui suivent restitueront l’essentiel de cette exposition construite autour de photographies classiques et plasticiennes. Photographies à valeur esthétique, accompagnées de textes qui rajoutent souvent leur part de mystère...Autant de supports visuels au service d’un regard renouvelé sur notre monde et les enjeux qui lui sont attachés.

L’un des enseignements majeurs que l’on peut tirer des œuvres exposées, est l’idée selon laquelle l’insolite n’est pas nécessairement un fait majeur, s’imposant à nous de manière fracassante. L’insolite peut tout aussi bien être un fait anodin ; fruit du hasard ou d’un concours de circonstances...un fait non dénué d’humour, capable de nous surprendre dans sa spontanéité première. Les photographies de DAOUIA s’inscrivent parfaitement dans cette veine ; qu’il s’agisse du crapaud surfeur (un crapaud saisi alors qu’il se trouve sur une planche de skate bord) ou de ces poules et de ces coqs, volailles de basse-cour, en contrepoint de ces voiles éthérées de plaisanciers dans le lointain, vaquant tranquillement à leurs occupations sur les rochers...loin, bien loin de l’agitation des humains. « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » Cette citation de LAUTREAMONT illustre bien ce rapprochement insolite des images surréalistes qu’il nous est donné d’apprécier.

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Que pensez encore de ces jolies «lèvres rouges » rehaussées d’éclat par l’eau de pluie présentes sur la photographie de Marie-Annette FOURNIER, si ce n’est qu’elles constituent un gros plan, un focus rendant presqu’irréel le motif du cliché ?

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L’insolite est tout simplement pour nous la possibilité de redécouvrir les potentialités de la Nature; d’une prise de conscience salutaire s’agissant des dégradations que nous lui infligeons. Dégradations pouvant se révéler irréversibles au final. Evoquons, à cet égard, cette photomontage de Garance et Isabelle sur laquelle il est possible de distinguer une poupée abîmée et dégradée, abandonnée sur les galets. Scène d’autant plus tragique et insoutenable qu’elle figure symboliquement la fin de l’humanité, entravée, prisonnière des filets destructeurs qu’elle a elle-même tissés.

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Une humanité désormais privée de ses moyens de ressource, en témoigne cette multitude de poissons qui jonchent le sol au premier rang. Image qui, par certains côtés, rejoint l’amas de canettes de bière présent sur une autre photographie ; symbole d’une société de consommation submergée par ses propres déchets.

S’inscrivant dans le sillage de la réalisation de Garance et Isabelle, les photographies de Catherine VENNAT saisissent une « ambiance de fin du monde ». Evoquons d’abord ce cliché d’une houle dévastatrice...moment poétique d’une mer déchaînée, entrevue dans l’embrasure d’une fragile case symbolisant, peut-être, un monde promis à une prochaine destruction. Evoquons ensuite ces deux autres clichés sur lesquels il est possible de distinguer un cochon, de même que l’amas de bouteilles de bière évoqué précédemment...Nouvelle illustration de cette «ambiance» de fin où l’humain a laissé la place à l’animal et aux objets. Le clair-obscur, l’alternance entre l’espace vaste (la photographie d’en haut) et l’espace réduit (la photographie en bas), le focus sur l’écriture, à travers le mot « Ambiance ! » et les inscriptions manuscrites portées sur les bouteilles, sont autant d’éléments qui rappellent la présence d’une vie humaine. Une vie aujourd’hui disparue !

 

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Certaines photographies sont pour nous l’occasion d’une réflexion philosophique sur l’être humain, la solitude qui est la sienne, sa capacité de résilience.

Evoquons d’abord la photographie de Marie-Annette FOURNIER, intitulée « Le cigare » ... Ce cigare qui n’est pas encore en tant que tel ; contenu encore métonymiquement qu’il est par le tronc de l’arbre représenté... Rapprochement surprenant, donc, entre un arbre et un cigare. Belle occasion, pour nous, d’apprécier cette opposition entre le solide (symbole de stabilité) représenté par le tronc de l’arbre et la réalité évanescente (le cigare qui, une fois consumé, n’existe plus) !

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Evoquons ensuite les clichés de Michèle ARRETCHE, articulés autour de l’image traditionnelle de la Piétà. Image mise en juxtaposition avec celle de la pierre qui semble dessiner le même motif. Juxtaposition tragique et emblématique de l’ambiance spirituelle de notre époque.

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L’insolite nous invite, malgré tout, à être sensibles au beau, au sursaut salvateur... à la résilience et donc, à la perspective d’avenir. Prenons le cas de cette photographie représentant – en apparence – une noix de coco desséchée, dévitalisée. Et pourtant...Et pourtant, en y regardant bien, nous voyons qu’elle est devenue un réceptacle pour la vie naturelle, à l’instar de cette plante en train d’éclore sur son sommet. Que dire de cette couleur bleue, si ce n’est qu’elle participe de ce retour de la vie primordiale ? Cette noix se réinscrit donc dans l’ordre de la vie naturelle ; suscitant même la vie à son contact, en témoignent ces feuilles jaunes, de même que la branche posée en haut... Une œuvre d’art, en fait, que cette noix qui retrouve éclat et dynamisme ! Une sorte d’écrin de vie d’où surgit la vie.

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L’insolite nous invite à lever les yeux... ou à les porter vers le bas... pour apprécier les grands spectacles de la Nature. Spectacle céleste, saisi sur l’une des photographies de Sylviane FEDRONIC « Vue plongeante sur un coucher de soleil » ... Nouveau moment de poésie dans la mesure où le plafond de nuages devient un parterre magique de nuages que l’on surplombe, comme l’indique le morceau de réacteur.

Sylviane

Spectacle cosmique sur le cliché de Gérard GERMAIN, intitulé « Naissance d’une couleur », nous donnant l’occasion d’apprécier ce jeu sur les couleurs. Il y a d’abord la lumière de la lune, mettant en évidence l’immensité céleste ; immensité particulièrement rendue par le noir profond de la nuit. Relevons ensuite le rouge vif du toit et des fenêtres de l’observatoire... Ce rouge qui est comme « activé », révélé par la lumière de l’astre. Rapprochement – poétique – entre le halo de l’astre céleste et le halo de cet observatoire qui essaie d’élucider le mystère du monde. Poésie du clair-obscur qui suggère cette ambivalence entre la clarté du monde et celle de l’intelligence humaine... en quête – elle aussi – de clarté.

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« Poussière d’étoiles » : tel est le titre un peu provocateur de cet autre cliché de Sylviane FEDRONIC, construit autour du rapprochement entre une tête humaine et une pierre ; comme un raccourci de l’évolution cosmique.

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L’insolite est aussi un canal au moyen duquel il nous est possible d’agencer une beauté naturelle ; de contribuer à la beauté du monde naturel, en témoignent les photographies de Sarell SAVILIA mettant en évidence des fleurs pétrifiées au préalable dans un bloc de glace avant d’être saisies par l’artiste. Fleurs qui, sous le viseur de son appareil, deviennent des œuvres d’art protégées des atteintes extérieures et qui, par leur étrangeté même, nous semblent inquiétantes.

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Approche différente chez Gil ZOBDA, préférant capter et saisir en situation l’être humain sur son scooter des mers, à l’origine d’une autre beauté : une prouesse technique... une « Virgule Aquatique », comme un trait d’union symbolique entre le quotidien (le nôtre) et le fait quasi hors normes ; le deuxième contribuant à enrichir le premier. La progression – non linéaire – de cet artiste motorisé, figure symboliquement cette invitation à voir ce qui est à côté ; presque à la marge...dans une perspective de grandissement personnel...à l’instar de cet être humain «minuscule » sur l’image, mais « remarquable » par la grande trace qu’il imprime – qu’il façonne – sur la mer.

Gil

L’insolite ou la possibilité qui nous est offerte de redécouvrir l’humain, justement...de redécouvrir son corps. Evoquons, à ce propos, le cliché de Linda MITRAM, intitulé «Ti-flè ». Cliché qui s’impose comme une énigme érotisée de ce corps ; construit autour d’un rapprochement inattendu entre un homme nu, saisi de dos, et un régime de bananes saisi de face, avec toutes les connotations virtuelles qui sont attachées à cette représentation. Ce corps qui, toutefois, semble envisagé dans toute sa valeur première, matérialisée, d’ailleurs, par ces paillettes d’or.

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Après le cliché de Linda MITRAM, un visage féminin, constitué de pierres, s’offre à notre regard. Nous sommes d’emblée sensibles à l’élément – véritablement – humain de ce visage : les yeux. Les yeux qui opèrent un rapprochement entre l’humain et le minéral, tout en s’imposant comme le symbole de la vision humaine sur le monde. Les yeux qui, de manière symbolique, nous rappellent que toute la matière organique constituant notre corps, n’épuise pas l’esprit immatériel qui l’anime... et que l’on appelle la vie humaine.

Photo : ISA

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Perspective différente chez Hélène JACOB qui nous offre, en même temps, une photographie classique et une photographie artistique ; la deuxième reprenant et redoublant la première... Art du dédoublement et du redoublement entre l’art et le réel, donc. Apprécions d’emblée, en effet, la présentation formelle de ces clichés rappelant les... clichés ou les instantanés d’une bande de film et les vignettes d’une bande dessinée. Un film d’où est tirée une bande dessinée : serait-ce là notre humanité, faite de solitude, de fatigues et d’indifférences ? Quelle serait, toutefois, la finalité de la peinture par rapport à la photographie ? Quel est le rapport entre reproduction et création ?

L’autre réalisation proposée par Hélène JACOB est un « portrait » de la photographe madrilène, Ouka LEELE. Nous remarquons tout de suite l’insolite de sa chevelure, constituée d’un amoncellement d’appareils photo. Evocation symbolique de tous ces appareils qu’elle a utilisés et au moyen desquels elle remodelait la réalité à sa guise. Evocation symbolique et artistique de cette obsession chez la photographe : saisir une humanité dans ses excès, ses excentricités, ses aspirations. Remarquons aussi ce visage ; presque gêné d’être saisi à son tour, d’être – à son tour – l’objet d’une photo. Celle qui voyait le monde à travers ses objectifs, devient, elle-même, une «chose » vue ; sous le regard des spectateurs : renversement tellement signifiant !

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L’insolite ou la possibilité – l’exigence – d’une réhabilitation après les blessures occasionnées par l’Histoire; personnelle et collective. Prenons le cas des photographies artistiques de Nadia BURNER. La première est construite autour d’un détournement des canons esthétiques de beauté. Au lieu d’une « Miss Monde », nous avons un « Mister Monde ». « Mister Monde » transposé sur l’île de Gorée, avec, semble-t-il, en arrière-plan, ces escaliers de sinistre réputation, point de départ de la Traite.

La deuxième, intitulée « La jungle », superpose le docteur Pierre ALIKER à un décor naturel. Le visiteur-La visiteuse aura noté ce clin d’œil manifeste à la « jungle » de Wifredo LAM. Différence notable, cependant : la jungle martiniquaise est saisie dans sa réalité ; son injonction verdoyante réelle. Pas de personnages énigmatiques ou fabuleux ; plutôt un milieu naturel se caractérisant par une pulsion dynamique vitale perpétuelle. L’écrin rêvé pour y placer cet illustre personnage ; lequel accède ainsi à une forme d’éternité. Le tee shirt, de même que le pouce levé, ne sont d’ailleurs pas sans lui conférer une jeunesse renouvelée.

Que dire de la photo de son frère assassiné, André, de même que le mot anglais «Hope », si ce n’est qu’ils évoquent symboliquement la permanence de certaines valeurs fondamentales au premier rang desquels la justice, l’intégrité, la paix avec soi-même, ses convictions ?

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L’insolite ou la poétisation de ce qui est non poétique, à l’instar de cette scène triviale représentant une personne assise sur le « trône », répondant à l’appel de la nature.

Photo : Sandrine ZEDAME

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L’insolite ou l’expression d’un côté indécidable, par le biais d’un rapprochement entre un motif identifiable (une figuration du réel) et un signe abstrait... Cet arbre mort qui finit par devenir abstrait.

Photo : Sylvia SANDOU

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Philippe CHARVEIN, le 27/11/2022

Quelques citations qui résument bien l’inspiration autour de laquelle l'exposition est construite.

« Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. » (BAUDELAIRE)

« Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » (LAUTREAMONT)

« l’espace d’un éclair nous voyons un chien, un fiacre, une maison pour la première fois. Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement. » (COCTEAU)

« Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance. » (SAINT- JOHN PERSE)

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